Inès est journaliste indépendante en Bretagne. Elle enquête depuis 2015 sur les effets sociaux, politiques et environnementaux de l’industrie agroalimentaire (pour Radio France, Basta !, Mediapart, Splann ! et en bande dessinée, pour les éditions La Revue dessinée – Delcourt).
Elle a contribué au scénario du film Les Algues vertes, adapté de sa BD éponyme. Elle décrit pour l’Ofalp les méthodes d’un groupe agroalimentaire pour tenter de la réduire au silence.
« À la fin de l’année 2015, je m'installe en Centre-Bretagne pour enquêter sur l'agriculture et l'agroalimentaire. Je réalise, dans les trois années qui suivent, une série de documentaires pour Radio France intitulée “Journal breton, la fabrique du silence”. J'y raconte le quotidien des Bretonnes et Bretons sous la domination de l'agro-industrie, secteur d'activité hégémonique de la région, qui pollue bien souvent l'eau, l'air, et la démocratie locale.
Au cours de cette enquête, je noue des liens avec des journalistes de la presse locale et régionale. Le reporter-radio Daniel Mermet, venu me rendre visite, a eu devant moi cette formule clairvoyante : “Le journaliste local sait tout mais ne peut rien dire, le journaliste national ne sait rien mais peut tout dire.”
Et en effet, quelques jours plus tard, je reçois un appel de journalistes d’un quotidien régional. Ils ont échangé au téléphone à plusieurs reprises avec une personne alertant sur les dérives d'un important groupe agroalimentaire breton, le groupe Chéritel. Cette personne leur fait part d’un trafic de fruits et légumes achetés à bas coût à l'étranger et réétiquetés “origine France”, de pressions sur des salariés qui tentent de créer un syndicat dans l'entreprise, de conditions de travail indignes pour le personnel d'origine étrangère…
Or le groupe Chéritel a attaqué ce quotidien breton en diffamation quelques années plus tôt. Le journal a perdu, n'a pas fait appel, et ces journalistes ne parviennent pas à convaincre leur direction qu’il faut à nouveau enquêter sur l’entreprise. Ils me demandent si moi, en tant que journaliste indépendante, j'aurais la possibilité de mener à bien ce travail qui leur paraît d'intérêt général.
J'appelle le lanceur d'alerte, puis une dizaine de salariés. Le dossier me paraît à mon tour solide et, les faits, graves. Je sollicite différents médias nationaux avec lesquels je collabore. Quand je leur annonce que l'employeur est procédurier, ils me disent qu'ils ne sont pas intéressés par le sujet. C'est finalement le média en ligne Basta ! qui prend l'enquête. Parce que les salariés qui osent critiquer l’entreprise prennent des risques, nous décidons d'anonymiser mes nombreux témoins.
Le papier, consistant – il fait 20 000 signes – sort le 26 mars 2019.
L'industriel a trois mois pour déposer plainte. Trois mois après, jour pour jour, nous recevons, Basta ! et moi, une plainte en diffamation qui attaque l'intégralité de l'article. L'audience est prévue un an et demi plus tard. Durant cette période, la préparation du procès me prend beaucoup de temps. En tant que journaliste indépendante, si je ne travaille pas, je n'ai pas de salaire. La procédure me met donc rapidement en difficulté financière. Et j'apprends que pour me défendre dans le procès qu'il m'intente, je n'ai d'autre choix que de révéler le nom des témoins.
Je suis face à un dilemme moral. Je n'arrive pas à évaluer quelle alternative est la pire : perdre ce procès, ce qui desservira tous les salariés, ou faire prendre des risques conséquents à quelques salariés. Je comprends que la poursuite qui me vise constitue une façon de connaître mes sources.
Finalement, alors que nous n'avons donné aucun nom, je me rends en janvier 2021 à la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris avec l'avocat de Basta !. L’avocat de la partie adverse, c'est-à-dire du groupe Chéritel annonce alors, sans justification particulière, que son client a décidé... de retirer la poursuite qu'il m'intente !
Je suis soulagée mais amère de m'être épuisée moralement et financièrement pendant dix-huit mois pour un simulacre de procès. On peut estimer en effet que l'employeur a essayé de me faire taire et de faire taire à travers moi toute la presse, alors qu'il n'avait aucune raison sérieuse de me poursuivre.
Mais cela ne s'arrête pas là. Le soir, quelques heures après l'audience, je découvre que ma page Wikipédia annonce que je suis morte. Ce que je perçois comme une tentative d’intimidation, voire une menace de mort.
En parallèle, une des témoins qui a parlé à visage découvert dans mon “Journal breton” (Radio France), la journaliste locale Morgan Large, subit plusieurs actes de malveillance : les portes de la radio locale dans laquelle elle travaille sont forcées, la clôture du pré de ses chevaux est ouverte et ils sont retrouvés en divagation sur la chaussée, et son chien est empoisonné. Pire : les boulons des roues de sa voiture sont dévissés, ce qui la met en danger de mort lorsqu’elle conduit.
Une première pour une journaliste environnementale en France
A cette période, le ministère de l’Intérieur s'associe à la FNSEA, le principal et puissant syndicat agricole, et à la gendarmerie nationale, pour créer une cellule de gendarmerie spéciale défendant les intérêts de l'agro-industrie, nommée Demeter. Cette “cellule nationale de suivi des atteintes au monde agricole” a pour objectif de sécuriser les exploitations agricoles contre les intrusions, notamment de l’association animaliste L-214, mais aussi contre le simple dénigrement. Elle promet de produire du renseignement sur ceux qui critiquent l'agro-industrie – et même de les poursuivre. Le pouvoir du complexe agro-industriel, déjà immense, est donc renforcé.
Pour Morgan ou pour moi, en revanche, aucun mot de soutien de la part du gouvernement ne sera prononcé. Pour nous, journalistes enquêtant sur l'agriculture et l'agroalimentaire, cette période de fin 2020 - le début de l’année 2021 a constitué un tournant dans l'exercice de nos métiers. Nous travaillons pour l'intérêt général et nous nous sentons devenir des cibles. Depuis, nous constatons que les atteintes commises à l'égard de journalistes couvrant des sujets environnementaux n'ont cessé d'augmenter. »
Témoignage mis en récit par Emmanuelle Walter. Photo en tête d'article : Inès Léraud lors de son récit à l'occasion de la soirée de lancement de l'Ofalp à Paris, le 24 mai 2024.