En juin 2023, le journaliste d’extrême droite Geoffroy Lejeune est annoncé à la tête du Journal du dimanche (JDD). L’hebdomadaire s'apprête alors à passer sous le contrôle de Vincent Bolloré via son groupe Vivendi. Une grève de quarante jours mobilise alors la majorité de la rédaction contre cette nomination – en vain.
Lors de la soirée de lancement de l'Ofalp qui a eu lieu au printemps 2024, Juliette Demey et Antoine Malo ont raconté ce « braquage » idéologique et réfléchi aux moyens de lutter contre l’hyper-pouvoir des actionnaires dans les médias.
« Le 22 juin 2023, nous apprenions dans un article du Monde l’arrivée d’un nouveau patron dans notre rédaction : Geoffroy Lejeune. Pour tous les journalistes et employés du JDD, il était inimaginable de travailler sous les ordres d’un ancien directeur de la rédaction de Valeurs actuelles. On savait pertinemment qu’avec ce directeur, ce serait la mort du journal tel qu’on le connaissait. Il suffisait de regarder ce qui s’était passé à i-Télé, à Europe 1. Donc se mettre en grève était la seule chose à faire…
On a tenu quarante jours. Et puis, il faut bien le dire, on a perdu. On est partis, il est arrivé. Les atteintes à la liberté de la presse ne sont pas l’apanage des pouvoirs publics. Elles s’exercent aussi dans les médias privés, par les propriétaires ou les dirigeants de ces médias. Ces atteintes-là sont peut-être moins visibles. Mais elles n’en sont pas moins systémiques et pernicieuses.
Nous, ce qui nous est arrivé était flagrant. Mais dans les rédactions, il peut y avoir un travail de sape qui se fait petit à petit, au quotidien, avec l’objectif d’amoindrir la parole journalistique pour favoriser celle de l’actionnaire. Ou pour servir des intérêts économiques, financiers ou politiques qui n’ont rien à voir avec le journalisme.
Dans notre cas, ça s’est fini en grand remplacement d’une ligne éditoriale et d’une rédaction entière. Chez nos voisins de Paris Match, ça s’est fait de manière plus perlée… mais pas moins violente : la plupart de ceux qui gênaient ont été poussés à partir ou carrément écartés. Un journal, c’est un collectif humain, sensible. Ce sont les journalistes qui le fabriquent et qui défendent ses valeurs sur le terrain. Un journal, c’est aussi un repère pour ses lecteurs, c’est un lien de confiance construit au fil des années. Encore plus au JDD, où la moitié des journalistes étaient en poste depuis plus de quinze ans. Certains depuis 30 ans.
Un changement de ligne éditoriale aussi radical et brutal, c’est comme un braquage. Parce qu’au-delà de notre cas, derrière cette reprise en main spectaculaire, il y a des enjeux déterminants pour notre démocratie. Et tout cela s’inscrit dans l’agenda politique de l’extrême-droite, avec, en ligne de mire, la présidentielle de 2027.
Chaque semaine, on voit que notre ancien journal est utilisé par la galaxie Bolloré pour propager sa vision du monde. On voit des opérations coordonnées : un sujet lancé dans le JDD est repris et amplifié par Paris Match, Europe 1 et CNews. Le public est pris dans ces boucles qui s’auto-nourrissent, où l’opinion et l’information se confondent, et qui attisent la division.
Il semble essentiel que la loi évolue, pour protéger les journalistes
Notre grève n’a pas manqué de visibilité médiatique. Ni de soutien financier : près de 5 000 personnes ont contribué à notre caisse de grève. Mais nous n’avons pas suffisamment mis la pression sur les pouvoirs publics pour essayer de changer les choses. Et aujourd’hui, il nous semble essentiel que la loi évolue, pour protéger les journalistes, pour garantir qu’ils soient vraiment libres de travailler. S’il y avait eu une loi permettant aux rédactions de se prononcer sur leur direction, comme un droit d’agrément ou de véto, ça nous aurait aidé ; Geoffroy Lejeune n’aurait tout simplement pas pu être nommé à ce poste. Il faut se battre pour que ce qui se fait déjà au Monde ou à Mediapart puisse être élargi à l’ensemble des médias.
En réalité, nous aurions peut-être pu attaquer cette nomination en justice, par exemple pour demander la nomination d'un mandataire chargé de trouver un accord. D’autant que notre charte de déontologie s’adossait sur la Charte de Munich, un des trois textes de référence pour la profession. L’article 4 de ce texte stipule que “l’équipe rédactionnelle doit être obligatoirement informée de toute décision importante de nature à affecter la vie de l’entreprise”. Qu’elle doit être “au moins consultée, avant décision définitive, sur toute mesure intéressant la composition de la rédaction […].”
En fait, nous n’avons pas osé. On se disait qu’on était trop petits face à eux. Et on le regrette un peu aujourd’hui. C’est sur ce terrain juridique qu’on devrait se placer, pour tenter de traiter d’égal à égal avec eux.
Mais il ne faut pas se leurrer, ça n’aurait sans doute pas suffi. On voit comment des propriétaires de médias s'accommodent avec la législation, le droit du travail, ou les sanctions de l’Arcom... Exemple : avant de décider du non-renouvellement de la fréquence TNT de la chaîne C8, en juillet dernier, l'Arcom lui avait infligé 7,6 millions d'euros d'amendes en huit ans. Un record.
Alors il faut que nous mettions en commun les expériences passées dans les différents médias. Qu’il y ait un référent sur chaque type de situation, vers lequel se tourner quand ça nous tombe dessus. Un de nos objectifs, avec notre association Article 34, c’est justement de créer des liens avec les consœurs et les confrères, et avec les citoyens non-journalistes. Nous voulons continuer à informer, à alerter. Et cette réflexion pourrait s’étendre au-delà du champ journalistique.
Vincent Bolloré mène une guerre culturelle, pour imposer sa façon de voir le monde. Ce n'est pas un hasard si aujourd’hui il contrôle ET la musique ET le cinéma ET l’édition. Peut-être faut-il songer à mobiliser plus largement, prendre garde à ne pas limiter nos actions à des luttes corporatistes.
De l’autre côté, ils n’hésitent pas à chasser en meute. Notre seul espoir de survie, c’est de nous rassembler et de faire notre métier. Il faut créer des réseaux de résistance, s’allier et s’informer, répondre présents sans faillir dès qu’une consoeur, un confrère, une rédaction… sont attaqués ou menacés. »